Paroles de lauréats : Arnaud Dubien

Paroles de lauréats : Arnaud Dubien

La Russie sous l’effet de la crise

Aujourd’hui avec Arnaud Dubien, Directeur général de l’Observatoire, centre d’analyse de la CCI France – Russie à Moscou. Expert des relations internationales et auteur de nombreux ouvrages et articles, il est partenaire de l’Initiative Choiseul Russia et du classement Choiseul 100 Russia.

Face à la crise, chaque jour, les lauréats et alumni Choiseul, mais aussi plusieurs de nos amis et partenaires, réagissent. Une série d’échanges avec plusieurs d’entre eux qui nous font part de leur vécu, nous exposent leurs stratégies de rebond mais aussi nous livrent leur vision du « jour d’après ».

La Russie laissera évidemment des plumes dans cette crise, mais sans doute moins que les Occidentaux, que d’autres pays émergents et que la plupart de ses voisins, à commencer par l’Ukraine, toujours au bord de la faillite.

À l’image du reste de l’Europe, la Russie est durement touchée par la pandémie. Quel est l’état réel de la situation dans le pays ? La pandémie vous semble-t-elle sous contrôle ?

L’épidémie a frappé la Russie avec plusieurs semaines de décalage par rapport à l’Europe occidentale. Aujourd’hui, la progression du Covid-19 ralentit et la situation semble en voie de stabilisation, mais la décrue sera, comme ailleurs, longue. On enregistrait, mardi 26 mai, 8 915 nouveaux cas  (contre plus de 11 500 le 11 mai), ce qui porte le total à 362 342 malades et fait de la Russie le 3ème pays le plus touché après les Etats-Unis et le Brésil. Le pourcentage de nouveaux cas est passé d’environ 8% fin avril à moins de 3%, tandis que le coefficient de transmission du virus est désormais inférieur à 1%. L’épidémie a longtemps été principalement concentrée à Moscou, où l’on dénombrait jusqu’à la mi-mai, plus de la moitié des cas. Elle s’est propagée, ces dernières semaines, dans les régions du pays. Des foyers massifs sont d’abord apparus dans le grand nord et en Sibérie, sur des chantiers de construction d’infrastructures, ainsi que dans des monastères et certaines unités militaires. Le Daghestan connaît une situation particulièrement dramatique, qui a motivé une conférence interministérielle présidée par Vladimir Poutine. A noter que de nombreux hauts responsables du pays ont été contaminés : citons, entre autres, le Premier ministre Mikhaïl Michoustine, le porte-parole du président Dmitri Peskov et le chef de la Tchétchénie, Ramzan Kadyrov

Les autorités russes ont réagi très tôt en décidant, dès la fin janvier, de fermer les frontières terrestres avec la Chine, ce qui a probablement épargné au pays la première vague venue d’Asie. De fait, le coronavirus est arrivé en Russie d’Europe occidentale, fin février-début mars. Dès le 18 mars, toutes les personnes en provenance de l’étranger étaient tenues de s’auto-isoler à leur domicile pendant quatorze jours. La réponse a évolué rapidement à partir de la fin mars : Vladimir Poutine a d’abord annoncé une semaine chômée à compter du 29 mars, mesure prorogée jusqu’au 12 mai. Dans les jours précédents, Moscou, dont le maire, Sergueï Sobianine joue un rôle clé dans la gestion de la crise, avait donné le ton en fermant les écoles, en ordonnant aux entreprises de passer au travail à distance et en demandant aux personnes de plus de 65 ans de rester chez elles. La Russie est actuellement engagée dans un déconfinement prudent : il s’opérera en trois phases, en tenant compte de la situation épidémiologique dans les régions, dont les gouverneurs sont décisionnaires dans ce dossier. A Moscou, le confinement est en vigueur jusqu’à la fin du mois. Le port du masque et des gants est obligatoire dans les transports et l’espace public, mais les entreprises du BTP et du secteur industriel ont été autorisées à reprendre leurs activités le 12 mai. 

Une polémique est née ces derniers jours à propos des chiffres de la mortalité. Officiellement, les chiffres sont très bas, puisque la Russie fait état de 3541 morts seulement. Plusieurs médias russes et occidentaux ont accusé les autorités de manipuler les statistiques. Qu’en est-il réellement ? La Russie ne comptabilise pas comme Covid-19 les décès de patients atteints d’autres pathologies graves antérieures, ce qui a évidemment pour effet de faire baisser les chiffres. Ceci dit – et c’est important de le souligner – même si l’on retient – comme le fait le Financial times en se basant sur les chiffres de la surmortalité à Moscou en avril 2020 – l’hypothèse de +70% par rapport au données officielles, on reste dans des ordres de grandeur qui n’ont rien avoir avec ce que l’on observe aux Etats-Unis, en Italie ou même en France. Si certains hôpitaux russes ont connu des situations de grande tension, on n’y a pas choisi les patients à intuber ou à laisser mourir faute d’équipements. Le ministère de la Défense a construit, en quelques semaines, un grand hôpital – pérenne – à Moscou et une quinzaine en province, où les structures de santé n’ont pas été débordées, contrairement à ce que craignaient les autorités il y a quelques semaines. La Russie est aussi l’un des pays où l’on pratique le plus de tests.


Dans quelle mesure l’économie russe est-elle impactée par la crise sanitaire ? L’économie se montre-t-elle plus résiliente qu’en Europe occidentale ? Quelles mesures d’accompagnement ont-elles été décidées par les autorités ?

Les autorités russes ont annoncé, à la fin du mois de mars et à la mi-avril, deux premiers trains de mesures qui consistaient principalement en des baisses et des reports de charges, en des prêts bonifiés et en une revalorisation des allocations chômage Ils ont été largement critiqués en raison de leur ampleur limitée (2,1% du PIB) et de la quasi-absence d’aides directes, en particulier aux PME. L’impression qui prévalait était que le Kremlin cherchait à éviter au maximum de puiser dans les réserves. Cette approche est risquée socialement et politiquement, car il faut savoir qu’il n’y a pratiquement pas de filets de protection sociale en Russie. Le chômage partiel, largement pratiqué en France ces dernières semaines, n’existe pas. De sorte que les semaines chômées et payées annoncées par Vladimir Poutine se sont en réalité souvent transformées en salaires amputés. Le chômage – aujourd’hui presque inexistant – devrait quant à lui apparaître dans l’équation économique et sociale russe. Or il est très faiblement indemnisé dans le pays.

Ce constat – ainsi que les difficultés croissantes de beaucoup de ménages russes – ont conduit Vladimir Poutine à annoncer, le 11 mai, de nouvelles aides. Une partie d’entre elles concerne les familles (versement unique de 10 000 roubles par enfant de 3 à 16 ans, revalorisation à 6 750 roubles par mois de l’allocation pour les personnes sans emploi ayant à leur charge un enfant de moins de 18 mois, allocation de 5 500 roubles par mois – de manière rétroactive depuis le début de l’année – aux familles ayant des enfants entre 3 et 7 ans en dessous du seuil de subsistance, etc.). L’autre partie est destinée aux entreprises (annulation des impôts et taxes – sauf la TVA – pour les PME des secteurs les plus touchés et les ONG à vocation sociale, restitution de l’impôt sur le revenu payé par les auto-entrepreneurs en 2019, dispositif de prêts bonifiés à 2% garantis par l’État – qui renoncera à leur recouvrement en avril 2021 à condition que l’emploi soit maintenu à 90%, etc.). Ce troisième paquet de mesures est évalué à 800 milliards de roubles.

Vladimir Poutine a également annoncé l’élaboration, pour le 1er juin, d’un vaste plan national de relance (« Plan d’action pour la normalisation de la vie des affaires et la restauration de l’emploi, des revenus des citoyens et de la croissance économique »). Couplées à ce qui semble être un changement de la politique monétaire de la Banque centrale – dont la présidente, Elvira Nabioullina, a dit le 8 mai qu’une nouvelle baisse de 100 points de base du taux directeur était à l’ordre du jour du conseil des directeurs de juin et qu’un accroissement de l’endettement de l’État était possible – ces mesures laissent entrevoir une démarche beaucoup plus ambitieuse qu’en mars-avril. Le Kremlin a semble-t-il enfin décidé de tirer ses cartouches budgétaires et monétaires. 


À la crise sanitaire s’ajoute en Russie une crise pétrolière. Il y a un peu plus d’un mois, la Russie a finalement opté pour la réduction de sa production de pétrole afin d’enrayer la baisse du baril. Cette décision met fin à plusieurs semaines de tensions eu sein de l’OPEP, en particulier entre la Russie et l’Arabie Saoudite. Cette nouvelle stratégie va-t-elle permettre une plus grande stabilité économique et géopolitique ? Quel en sera l’impact sur les finances du pays ?

La Russie doit en effet faire face à un double choc. D’après le ministre des Finances Anton Silouanov, la chute des prix des hydrocarbures pourrait occasionner des pertes budgétaires de l’ordre de 40 milliards de dollars cette année. Ceci dit, vu de Moscou, un baril à 30 dollars – niveau du brut Urals constaté ces derniers jours – est certes contrariant mais pas catastrophique – pour mémoire, le budget 2020 repose sur une hypothèse à 42,2 dollars. La Russie paraît plutôt bien préparée à ces épreuves. Elle dispose d’importantes réserves de change (plus de 500 milliards de dollars), elle n’est pratiquement pas endettée (moins de 15% du PIB) et elle s’est mise en ordre de bataille dès 2014 – à la suite des sanctions occidentales – pour réduire sa vulnérabilité aux chocs extérieurs. La Russie laissera évidemment des plumes dans cette crise, mais sans doute moins que les Occidentaux, que d’autres pays émergents et que la plupart de ses voisins, à commencer par l’Ukraine, toujours au bord de la faillite. Le plus contrariant pour le Kremlin est de voir sa stratégie de « Projets nationaux », ce plan d’investissements publics massifs qui devait permettre au pays de reprendre sa marche en avant, compromise par la crise. Or, la Russie sortait juste – et péniblement – de celle de 2014-2016.

Les conséquences de l’épidémie de Covid-19 commencent à apparaître dans les chiffres du mois de mars et dans les premiers indicateurs disponibles pour avril. Alors que le PIB avait augmenté de 1,7% en janvier puis de 2,8% en février, sa croissance a ralenti à 0,9% en mars. L’index PMI relatif aux industries manufacturières a baissé de plus de 16 points en avril et s’établit à 31,3. L’Institut Gaïdar, se basant sur l’évolution de la consommation d’électricité, s’attend à une baisse de la production industrielle de 10% pour le mois dernier. Sberbank évalue pour sa part à 700 milliards de roubles – soit 26% en glissement annuel – la contraction des dépenses des ménages en avril. La Banque centrale relève quant à elle une baisse de 20% des paiements et table désormais sur une récession de 8% au 2ème trimestre et de 4-6% sur l’ensemble de l’année, fourchette comparable à celle du FMI et de l’agence de notation Moody’s (-5,5%). La BERD est un peu plus optimiste puisqu’elle envisage une récession limitée à 4,5%, suivie d’un rebond de 4% en 2021.


Cette crise révèle une soif de changement et beaucoup espèrent qu’elle est un point de départ pour corriger les dysfonctionnement de nos sociétés. Cette tendance est-elle observable en Russie ? 

Les conséquences politiques de la crise actuelle sont encore difficilement mesurables. Il est clair en tout cas que la volonté de changement était déjà clairement mesurée dans la société dès 2019, de même qu’un phénomène d’usure du pouvoir, qui avait d’ailleurs Vladimir Poutine à remanier et à annoncer un « tournant social » le 15 mai lors de son adresse annuelle à l’assemblée fédérale.

Le régime de Vladimir Poutine est-il en danger ? Les résultats du sondage réalisé par le Centre Levada en avril dernier sur l’approbation générale de l’action du président russe ont suscité de nombreux commentaires. Publiés le 6 mai, 20 ans jour pour jour après la prise de fonction de Vladimir Poutine au Kremlin, ils font apparaître un niveau historiquement bas – 59% – et une baisse de dix points depuis février. La presse occidentale et les opposants à Vladimir Poutine y voient la confirmation d’un risque majeur pour le pouvoir, voire du « début de la fin ». Il est vrai qu’en moyenne, cet indicateur se situait aux alentours de 65%-70%, avec un pic à 89% observé après l’annexion de la Crimée. Il ne s’était rapproché du seuil des 60% qu’en novembre 2013 et en janvier 2005, à l’occasion de la très controversée réforme des avantages sociaux. Vladimir Poutine remontera-t-il la pente comme les fois précédentes ou connaîtra-t-on une situation politique inédite, pour lequel le système politique actuel n’a pas été prévu, à savoir l’impopularité croissante de sa clé de voûte ? Beaucoup dépendra de l’issue sanitaire de la crise et de l’efficacité des mesures anti-crise.


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